feminisme

Publié le 3 Septembre 2025

Nathacha Appanah - La nuit au coeur

Les mots pour dire

Il a fallu du temps à Nathacha Appanah. Il lui a fallu la patience : « La mémoire est un choix, la mémoire est un fantôme patient ». Il lui a fallu aussi un événement déclencheur – le meurtre horrible de Chahinez Daoud en mai 2021 à Mérignac – pour enfin oser s’attaquer à un sujet à la fois intime et si tristement collectif : le féminicide conjugal.

Il a fallu du temps pour que l’autrice convoque trois hommes, HC, MB et RD, dans une pièce imaginaire sans issue. Le seul endroit où elle peut les réunir et les livrer non pas à sa merci mais à la merci de l’histoire qu’ils ont engendré, à la merci des femmes qu’ils ont brisées. Pourtant, quand on les voyait dans leur vie, on ne pouvait imaginer…

Il a fallu du temps pour convoquer ces hommes mais aussi pour poser des mots sur ces femmes, avec la distance nécessaire. Or, quels mots peut-on mettre sur un sentiment de peur, de danger, de mort imminente ?

Nathacha Appanah se rend compte de l’impuissance des mots à décrire ce qui a été vécu.

Comment les mots peuvent-ils dire ce qui a été alors qu’ils sont aussi détournés, manipulés par les agresseurs, par les institutions, par une société ?

Comment les mots peuvent-ils dire ?

Ils ne peuvent sans doute pas tout dire mais ils peuvent approcher, toucher du doigt et redonner une voix à ces femmes.

Ils peuvent dire comment les mécanismes de manipulation se mettent en place, maintiennent les femmes dans une situation à la fois intenable et difficile à échapper quand le vide a été fait autour d'elles.

Ils peuvent dire comment la carapace que ces femmes se construisent dans ces conditions est parfois aussi leur seule arme, le seul territoire devenu familier.

Ils peuvent dire comment ces femmes ne sont pas que des victimes, elles sont des êtres qui ont eu des rêves, des convictions, des rires.

Ils peuvent dire aussi que l’on peut faire mourir plusieurs fois une femme : par le meurtre lui-même souvent effroyable, par le silence ou l’effacement de la victime (souvent associé au sentiment de honte), par la réduction au statut de victime, par la défense du bourreau qui salit la victime, par des institutions qui ne font pas leur travail.

Et parfois, quand les mots ne peuvent être dits, le silence n’est pas forcément un échec, une impuissance. Il peut être une forme de retour à une prise de pouvoir, un pouvoir de décision qui faisait défaut auparavant.

Mais, Nathacha a su malgré certains silences, trouver les mots pour livrer son histoire, et celles de ces femmes : « De lier ces deux femmes à ma vie, à croire qu’elles m’attendaient, tels des fantômes patients, de tricoter entre nous une sororité, de les tenir comme ça, à bout de bras, dans une sorte d’obscurité, de silence et d’impuissance de l’écriture ».

Ces femmes qui s’appelent Nathacha, Emma et Chahinez. Qui ont des prénoms. Qui ont des familles. Qui ont ou ont eu des vies. Qui sont.

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Publié dans #Roman, #Féminisme

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Publié le 25 Août 2025

Mariama Bâ - Une si longue lettre

Condition féminine au Sénégal

C’est en 1979, à cinquante ans, deux ans avant son décès, que Mariama Bâ signe son plus grand livre. Il est aujourd’hui considéré comme un roman majeur de la littérature africaine francophone.

Une si longue lettre est un récit tardif qui s’explique par le vécu de l’autrice. Elevée dans un milieu musulman sénégalais traditionnel, éduquée à la française, trois fois divorcée, mère de neuf enfants et engagée dans des associations sur les droits des femmes, Mariama Bâ a toute son expérience personnelle et celle des femmes de son entourage pour nourrir ce récit.

Ramatoulaye, la cinquantaine, écrit une série de lettres à son amie d’enfance Aïssatou qui vit maintenant aux Etats-Unis. Ces lettres commencent pendant la période de deuil suite au décès de son époux Modou. Les gens viennent chez elle, rendent hommage au défunt. Et pourtant, Modou ne vivait plus avec Ramatoulaye depuis des années et cette dernière n’est pas la seule veuve…

Dans ce récit épistolaire (à la première personne donc) instaurant une intimité avec le lecteur et même une sororité, Mariama Bâ dresse le quotidien, les conditions de vie des femmes sénégalaises sous les traits des deux amies mais aussi des femmes de leur entourage. Beaucoup d’éléments sont évoqués : la polygamie, la monoparentalité, le divorce, le système de castes, le poids de la religion, le lévirat (l’obligation d’un frère d’épouser la veuve d’un défunt), les relations amicales mais aussi conflictuelles entre femmes.

L’écriture de Mariama Bâ est claire, limpide, sans accents lyriques. Elle n’est pas non plus pamphlétaire. Elle est juste. Toute la réalité quotidienne de ces femmes est décrite simplement et c’est ce qui fait sans doute à la fois sa force et son succès auprès du grand public. Ce roman n’est pour autant pas simpliste. On sent l’engagement politique de son autrice mais aussi ses réflexions sur l’émancipation des femmes par l’éducation. Cependant, on n’oublie pas que Ramatoulaye et Aïssatou sont des femmes plutôt privilégiées, des femmes qui ont eu accès à l’éducation et qui ont épousé des hommes eux aussi très instruits. Et pourtant, le poids de la société patriarcale et de la religion est tout aussi fort que dans les populations plus modestes. Le combat des femmes doit se faire à tous les niveaux sans pour autant renoncer à ce qui lie une société. Ramatoulaye n’est pas une révolutionnaire, c’est une femme attachée aux traditions mais qui souhaite une évolution des mentalités, un changement dans le traitement des femmes. Ce souhait est malheureusement toujours d’actualité.

Les classiques c'est fantastique - saison 6 - août 2025

Les classiques c'est fantastique - saison 6 - août 2025

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Publié le 20 Juillet 2025

Rim Battal - Je me regarderai dans les yeux

Emancipation et résistances

Le roman s’ouvre sur une scène chez une gynécologue. Une scène qui pourrait être banale pour toute femme. Et pourtant, ce que vit Rim à dix-sept ans n’a rien d’anodin.

On remonte le temps. Rim vit à Marrakech. Comme toute adolescente, elle connaît les premiers émois et cherche à repousser les limites de ce qu’on l’autorise à faire. Un soir, elle est surprise en train de fumer dans sa chambre avec sa sœur. Le déferlement de la violence.

Rim décide de s’enfuir rejoindre sa tante Aida à Casablanca, une tante qui semble plutôt libre et progressiste. Et pourtant, Rim ne s’attend pas à ce que sa transgression prenne des proportions démesurées et engendre des actes qu’elle ne soupçonnait pas devoir vivre. Le tout orchestré par les femmes de la famille. On n’est jamais aussi bien trahi que par les siens.

À travers ce récit, Rim Battal montre la puissance des injonctions patriarcales et la façon dont les femmes les intériorisent. Même dans des milieux plutôt favorisés comme celui de la jeune Rim. On voit que les femmes usent de subterfuges, de stratégies pour conquérir des espaces de liberté dans une violence institutionnalisée, dans une société où seules compte la réputation et les conventions. Les femmes, en voulant protéger leurs filles ou en voulant maintenir une réputation si durement obtenue, ne font qu’alimenter la machine. Elles sont à la fois les victimes et les bourreaux. L’autrice montre qu’au-delà de ces subterfuges, de ces « stratégies de survie », il convient de résister et de faire ce qu’il faut pour gagner véritablement la liberté en tant que femme. Pour s’émanciper définitivement du poids de la société.

J’ai déjà beaucoup lu la poésie de Rim Battal et j’ai retrouvé dans son roman son écriture percutante, incisive que j’aime. Malgré le sujet, le texte n’est pas plombant, au contraire, il y a même des moments drôles et on ressent tellement cette soif de liberté. Son texte est à l’image de la vie, à la fois terrible et belle. Je continuerai bien évidemment de suivre l’autrice tant en poésie qu’en fiction.

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Publié dans #Roman, #Féminisme

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Publié le 16 Juillet 2025

Olivia Tapiero - Un carré de poussière

J’ai adopté différentes formes, différents visages. Oracle et victime, enquête et poussière, insecte et couteau, détective et parasite j’ai tourné sur place aux portes de la raison. Otage d’un écho lent je maganais les vieux chemins. J’avais choisi de bons morceaux pour me faire un corps, et vêtue de bribes je faisais confiance à la boue

Contre la raison

À l’école de la philosophie, la poétesse est tombée de haut. La connaissance rime avec violence. Notre culture n’est que violence. La femme n’est qu’une viande, qu’une chair vivante, qu’une proie.

« À présent percée, frappée de lumière j’avance, dans la poussière et contre la raison ».

Face à une civilisation qui abîme, la poétesse, telle une Pythie, veut faire tomber les masques et soulever la poussière, les particules, les débris. Elle veut remuer la boue.

Olivia Tapiero, en « technicienne d’une scène de crime », décide de mener l’enquête :

« Je vais rédiger un rapport à la hauteur des disparitions, où les ratures sont des fantômes qui parlent ».

Elle n’hésite pas à détourner les philosophes, à renverser la raison en caviardant des pages d’ouvrages comme La République de Platon ou Histoire des animaux d’Aristote. Retourner les armes contre l’oppresseur.

Et elle apprend à lutter à l’horizontal dans ce monde d’une grande verticalité. « La femme s’allonge et c’est à partir de cette horizontalité qu’elle saisit sa condition ».

Olivia Tapiero nous livre ainsi bien plus qu’un recueil de poésie, elle nous donne un essai poétique où elle déconstruit la connaissance, le langage rationnel. Elle construit contre la philosophie, contre la rationalité, contre la misogynie, contre la violence.

Un recueil certes exigeant mais ô combien stimulant.

Il y a les choses et la poussière des choses. Les structures se révèlent quand elles s’effondrent

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Publié dans #Poésie, #Féminisme

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Publié le 29 Juin 2025

Adèle Yon - Mon vrai nom est Elisabeth

Comment basculer du silence au son d'un prénom plombé de secrets ? Autrement dit : quelle es la meilleure manière de lâcher une bombe ?

Silence atavique

Pour qui s’intéresse un tant soit peu aux questions féministes, on sait que de nombreuses femmes ont été internées contre leur gré, pour des motifs souvent futiles. Pour autant, cela n’a pas le même impact quand on le vit dans sa famille, dans sa chair.

Adèle Yon a tout juste vingt-cinq ans quand elle commence à s’intéresser à son arrière-grand-mère. Ce n’est pas vraiment un hasard. Sa grand-mère elle-même s’attendait à ce qu’elle évoque celle qu’on surnommait Betsy. Parce que toutes les femmes de la famille se demandent à un moment ou un autre comment est née la folie de Betsy. Et surtout, « vais-je moi aussi devenir folle ? »

Le premier mot jeté est « schizophrénie ». Mais comment en est-on arrivé là ?

Adèle Yon va faire bien plus que se poser les questions habituelles des femmes de la famille, elle va décider de mener son enquête. Habituée aux archives de par sa formation, elle va chercher des documents pour en savoir davantage sur Betsy et le traitement psychiatrique des femmes. Elle mène aussi des entretiens avec différents membres de la famille, de toutes les générations. Et cette enquête devient vite vertigineuse quand Adèle Yon découvre que la schizophrénie a bon dos...

C’est un ouvrage hybride que nous livre Adèle Yon : retranscriptions d’entretiens avec la famille, des mails, les lettres entre Betsy et son futur mari André, des photos, des archives, des liens avec des films comme Rebecca ou des livres comme Jane Eyre de Charlotte Brontë et son pendant La prisonnière des Sargasses de Jean Rhys. Une pluralité de documents, d’éléments pour raconter cette Betsy dont la vie, elle, a été grandement simplifiée après une lobotomie et un long séjour en HP de 1951 à 1967.

Le récit d’Adèle Yon montre le poids du silence dans la famille et la façon dont on silenciait les femmes à cette époque (les lobotomisés étaient majoritairement des femmes alors que les hommes étaient bien plus nombreux dans les HP). C’est aussi le règne du déni sur le sort d’Elisabeth et même davantage que le déni : l’acceptation de schémas de pensées patriarcaux aussi bien chez les hommes que les femmes. Au point de croire encore à la schizophrénie de la bisaïeule, au point de croire à l’hérédité : « Il y a un tempérament fragile dans cette famille, disait ma grand-mère… »

Avec cette enquête, Adèle Yon découvre qu’elle n’a pas eu héritage de la folie. En revanche, elle découvre qu’elle est en colère :

« Voilà, j’ai voulu panser la plaie par l’enquête et je me suis trouvée doublement en colère, écrasée par leurs voix pleines de silences, écrasées par leurs archives pleines de silence ».

Et nul doute que c’est ce silence qu’elle a reçu en héritage ainsi que la colère de son arrière-grand-mère, une colère qu’elle n’a pas pu exprimer. Adèle réhabilite Betsy, lui redonne la place qu’elle mérite.

Une voix, enfin. Et un vrai prénom : Elisabeth.

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Publié dans #Essai, #Féminisme

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Publié le 9 Mars 2025

Adrienne Rich - Le rêve d'un langage commun

Pourriez-vous imaginer un monde exclusivement composé de femmes, m'a demandé le journaliste. Pouvez-vous imaginer
un monde où les femmes sont absentes. (Il croyait plaisanter.) Pourtant je dois imaginer
en même temps exactement, les deux. Car je vis dans les deux

Briser le silence

Il était temps d’offrir à Adrienne Rich la place qu’elle mérite en France. Ce n’est que depuis quelques années que nous la redécouvrons pour sa poésie après une poignée de traductions de ses essais féministes.

Adrienne Rich (1929-2012) est une poétesse, essayiste, féministe américaine. Elle baigne dans les milieux féministes et lesbiens new-yorkais à la fin des années 60. Elle côtoie ainsi d’autres figures majeures comme Audre Lorde (dont elle dédie un poème dans ce recueil), Alice Walker, Susan Sontag, Gloria Steinem etc. Dans les années 70, elle consacre son travail à l’hégémonie de l’hétérosexualité. Elle lutte également pour l’autodétermination de toutes les femmes, de toutes les origines sociales et raciales, de toutes les identifications. En 1974, elle obtient le National Book Award qu’elle partage avec Audre Lorde et Alice Walker.

Dans le recueil Le rêve d’un langage commun, commencé en 1974 et publié en 1978, Adrienne Rich explore le concept d’un langage commun à atteindre. Un langage qui ne nierait pas la parole des femmes, des minorités. Les femmes sont vraiment les protagonistes de ses poèmes, que ce soit des femmes connues comme Marie Curie, Audre Lorde, Paula Becker, sa compagne Michelle Cliff ou des anonymes, des femmes qui n’ont pas leur voix au chapitre. La révolution féministe passe par une révolution politique conditionnée aussi à une révolution du langage. Car le langage façonne notre monde.

Ce recueil est également un livre où l’amour est au centre. En effet, la section Vingt-et-un poèmes d'amour est au cœur du recueil. Elle y fait son coming-out et affirme la nécessité de reconnaître l’amour lesbien à la même place que l’amour hétérosexuel.

Cette section est précédée par Pouvoir où huit poèmes montrent l’importance de redéfinir la nature du pouvoir, un pouvoir où la femme serait incluse et non une victime.

Dans la dernière section – Pas ailleurs, mais ici – Adrienne Rich développe justement ce qui doit changer pour aboutir à un langage commun. Le silence doit éclater (on retrouve tout un champ lexical sur le silence dans ses poèmes) pour faire advenir le changement. Le dernier poème Etude transcendantale, qu’elle adresse à sa compagne, est un peu le résumé de sa pensée sur le sujet.

Très bien écrit en anglais, et bien retranscrit par les traductrices (le recueil est bilingue), tout en étant accessible, Le rêve d’un langage commun est une œuvre à la fois lyrique et politique. C’est une œuvre majeure du féminisme, des droits civils mais aussi de la poésie américaine.

A découvrir absolument !

Traduit par Shira Abramovich et Lénaïg Cariou

La femme qui chérissait sa souffrance est morte. Je suis sa descendante.

J'aime les cicatrices qu'elle m'a transmises, mais je veux continuer dorénavant avec toi à lutter contre la tentation de faire de la douleur une carrière

Adrienne Rich - Le rêve d'un langage commun

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