ecologie

Publié le 30 Octobre 2025

Lune Vuillemin - Martha ou jamais

Nuée ardente

Le pigeon migrateur ou tourte ou Ectopistes Migratorius était l’un des oiseaux les plus populeux d’Amérique du Nord au 19e siècle. En l’espace de quarante années de chasse intense, l’espèce a complètement disparu : le dernier individu était une femelle appelée Martha, morte au zoo de Cincinnati en 1914.

Au musée des Confluences à Lyon, un spécimen mâle est conservé et a inspiré Lune Vuillemin dans le cadre de la collection publiée chez Cambourakis qui invite au dialogue entre les écrivains et les objets du musée.

Tout débute à l’automne 1871 dans la région des Grands Lacs. Les tourtes migrent en nuée, en murmuration. Le ciel s’obscurcit littéralement face à la multitude des oiseaux. Ce qui peut ressembler à un fléau, à une plaie biblique devient une aubaine pour des Américains qui détectent le filon. Après la ruée vers l’or, place à la ruée vers le ciel : la chasse aux pigeons migrateurs. L’Homme devient la plaie, le fléau.

Martha Hawk voit ses frères se transformer en chasseurs. Avec sa cousine Susan, elle les suit dans leurs déplacements, ramasse les bêtes décimées et les cuisine.

Cependant, Martha et Susan prennent rapidement conscience de ce massacre ; il leur paraît « soudain inconcevable de se tenir là, sur une terre jonchée de corps inertes ». En cachette, elles résistent face à ce désastre et découvrent qu’elles ne sont pas seules. Mais, les années puis les décennies passent et les nuées de tourtes se trouent de plus en plus, s’éclaircissent. L’annihilation est en marche…

Martha ou jamais est un très beau court texte hybride (récit, extraits de journaux, journal intime, télégrammes…) où j’ai retrouvé la sensibilité et la poésie de Lune Vuillemin. Une fois de plus, elle interroge notre rapport au vivant, cette soif intarissable de l’Homme de tout posséder, exploiter, ruiner causant la perte des animaux mais aussi celle de notre humanité. Ce livre est un plaidoyer pour la cause animale mais aussi un bel hommage à la sororité à travers cette amitié et ce pacte entre ces deux femmes que rien n’arrête.

Lune Vuillemin - Martha ou jamais

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Publié dans #Roman, #Ecologie

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Publié le 23 Septembre 2025

George Sand - À l’ombre des bois

Défense de la forêt

La forêt a toute sa place dans l’œuvre de George Sand notamment dans ses romans champêtres. Il faut dire que l’écrivaine a une très grande sensibilité au vivant sous toutes ses formes. Elle étudie la botanique, lit Rousseau, Bernardin de Saint-Pierre, Etienne Geoffroy Saint-Hilaire, Alexander von Humboldt. Elle est au contact des paysans et de la vie rurale depuis son installation à Nohant. Ce petit « recueil forestier » de cinq textes, écrits entre 1855 et 1872, en est la parfaite illustration.

Au-delà de la sensibilité à la nature, George Sand développe une véritable pensée écologique avant l’heure. Elle résiste en effet au positivisme et elle ne veut pas voir en la forêt une unique ressource, même artistique. Elle réclame qu’on sauve la forêt pour elle-même. Elle défend la notion de « milieu » où tout s’imbrique, où toute est englobé et permet la vie sous toutes ses formes. Cette pensée est notamment décrite dans le dernier texte – La Forêt de Fontainebleau (1872). Dans cet article pour le journal Le Temps, elle évoque l’année terrible de 1871 où la forêt a subi des coupes massives avec la guerre. Malgré le désastre, l’Etat français souhaite « récupérer » les abattages de bois non réalisés pendant les deux années précédentes. Si George Sand rejoint la création du « Comité de protection artistique de la forêt de Fontainebleau » qui organise une pétition à destination du président Adolphe Thiers, elle a une vision bien plus proche de celle que nous avons aujourd’hui, au point d’être prophétique… Je vous laisse méditer sur les dernières lignes de ce texte :

Quand la terre sera dévastée et mutilée, nos productions et nos idées seront à l’avenant des choses pauvres et laides qui frapperont nos yeux à toute heure. Les idées rétrécies réagissent sur les sentiments qui s’appauvrissent et se faussent. L’homme a besoin de l’Eden pour horizon. Je sais que beaucoup disent : "Après nous la fin du monde !" C’est le plus hideux et le plus funeste blasphème que l’homme puisse proférer. C’est la formule de sa démission d’homme, car c’est la rupture du lien qui unit les générations et qui les rend solidaires les unes aux autres.

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Publié dans #Essai, #Ecologie, #Classique

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Publié le 5 Juin 2025

Claire Dutrait - Vivre en arsenic

Catastrophe silencieuse

La vallée de l’Orbiel a été le site d’une exploitation d’or et d’arsenic de la fin du XIXe siècle jusqu’à la fermeture de la mine en 2004.

Malgré la fermeture, l’exploitation minière a laissé derrière elle une pollution importante à l’arsenic affectant aussi bien l’environnement que les corps des habitants. Les événements climatiques dont les inondations de 2018 ont engendré des ruissellements toxiques dans les zones de stockage.

Et pourtant, « Comment parler d’une catastrophe qui ne soit pas son nom ? »

L’autrice en se rendant sur place pour enquêter, ne voit rien au départ car tout est invisible et invisibilisé par l’inaction de l’Etat. Il lui faut passer par des experts, par des témoignages d’habitants pour palper ce qui était impalpable au premier abord : « Je sais mais je ne sens rien »

Claire Dutrait cherche à mettre la lumière cette catastrophe silencieuse, à capturer les « restes » de cette histoire minière avec des mots pour « tenter de dire quelque chose de cette manière très contemporaine de vivre avec des restes auxquels on n’a pas donné de nom, quelque chose de la texture du monde d’aujourd’hui ».

Le livre ne se présente ni comme un documentaire ni comme un simple récit d’enquête. C’est un livre hybride qui repose aussi bien sur des faits tangibles que sur une approche littéraire particulière. Elle créé par exemple un lien entre la vallée dégradée par l’arsenic et le destin tragique de Madame Bovary où elle invente le destin de sa fille Berthe. Elle fait également des ponts avec sa mère décédée tragiquement d’un cancer ou encore avec les témoignages des habitants. La poésie prend aussi toute sa place ainsi que le rêve.

Avec cette pluralité des points de vue et des approches, Claire Dutrait montre que les catastrophes ne se comprennent pas, ne se ressentent pas facilement si on n’adopte pas une pluralité de points de vue et d’approche.

Et ce texte-là qui avance avec des restes. Restes d’une enquête, restes de documentations, bribes de récits. Qu’est-ce qu’il fait sinon entrer en écho avec la geste minière, qui rassemble la légende extractiviste, l’épopée des mineurs et le mythe des alchimistes. Tous cherchent à donner sens et valeur à des restes qu’on croyait perdus. Tu vois bien qu’ici aussi le sens surgit entre les phrases. Et que toi-même tu exploites le filon, en quête de sens, en quête de valeurs qui nous diraient comment juger la mine et la catastrophe qu’elle a générée pour les générations des générations

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Publié dans #Essai, #Ecologie, #Poésie

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Publié le 4 Mai 2025

Sigolène Vinson - Le butor étoilé

Une vie juste et bonne

Rien ne presse. Surtout quand on recherche un animal disparu, le butor étoilé, dans la sansouïre.

Rien ne presse mais la jeune Dedou a disparu depuis cinq jours. Comme envolée. Tout presse pour la retrouver.

Dans ce monde battu par les vents, notre narratrice discrète, presque aussi absente que le butor, aimerait que quelqu’un l’embrasse. Elle écrit des lettres à son ancien amant. Mais ces lettres trouvent un autre destinataire : Damien, la cinquantaine, marié à Sylvie.

Dans ce monde battu par les vents, Damien peine à respirer. Il fait de l’apnée du sommeil. Mais, sa vie, elle aussi, manque de souffle. Les lettres deviennent sa bouffée d’air frais.

Entre le pays de l’hippocampe et le pays du loup, des vies se déploient. Humaines, non humaines. La frontière est souvent poreuse entre les deux. Les plus discrets, les non humains, ont les faveurs de notre narratrice. Elle se reconnaît en eux, dans leur silence, dans leur effacement. Ils ont une capacité d’écoute que n’ont pas forcément les humains. Ces derniers ne font preuve que de violence et d’une incapacité à comprendre le monde qui les entoure. 

Il s’agit pourtant de mener une « vie juste et bonne ». Il s’agit « de rêver des rêves ».

Quand le monde broie du noir, quand la peur s’installe, quand tout semble aller à vau-l’eau, il reste le rêve auquel on s’accroche dur comme fer.

Comme Esculape qui se transforme en serpent chez Ovide. Comme une guérison.

Quand le drame a tout renversé, il reste la poésie du vivant.

Elle permet de vivre l’insoutenable légèreté de l’être.

La légèreté d’être là, au monde, de vivre, de « raconter sa nudité » toute primitive.

D’effacer la culpabilité de la mort de la palourde.

D’effacer ce que cette métaphore revêt pour la narratrice.

Rien ne presse.

Même si la vie est éphémère, il convient de prendre le temps de perdre son temps.

Rien ne presse.

Les âmes disparues ne sont-elles pas toujours avec nous ?

Même si la peur, la violence et la mort sont là, il convient de prendre son temps pour raviver le vivant en soi et autour de soi.

Le butor étoilé se fait toujours attendre mais rien ne nous dit qu’il ne viendra jamais.

Le butor étoilé est l’espoir. Et on en a tellement besoin !

Merci Sigolène d’illuminer nos lectures.

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Publié dans #Roman, #Ecologie, #Poésie

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Publié le 24 Avril 2025

Louise Pommeret - La vie fragile

Vies éphémères

Fragile est la vie et nous avons tendance à l’oublier.

Fragiles sont les humains, pris dans leurs passions autodestructrices – la guerre, l’argent, les conflits familiaux.

Fragiles sont la faune et la flore qui nous entourent et auxquelles nous ne prêtons pas suffisamment attention.

Dans ce texte de Louise Pommeret, l’attention est là. Pour elles. Pour nous. Dans un contexte chaotique : la fin d’une ère, la fin de vies.

Une maison, située dans les sucs volcaniques.

Une maison qui a connu trois générations de Marsand puis un homme et enfin une femme, l’échouée.

À la veille de la destruction de cette maison et des alentours en raison d’un chantier autoroutier, cette dernière habitante recueille les voix, les pensées, les souvenirs, les sensations de ces habitants bien plus anciens qu’elle.

Le hêtre, le « trop près, celui-là » de la maison, qui a échappé à une destruction.

La mousse, qui a accueilli les petons et les joues des enfants.

La croix, déterrée, plusieurs fois centenaire.

Le pommier, l’arbre du premier né.

La vigne vierge, qui recouvre la façade de la maison.

La rigole, indomptable, qui ne rigole plus trop.

La ronce, « gardienne rigoureuse et sévère » des lieux.

La chouette hulotte, totem, amie de la sagesse.

Avant que la femme vienne elle aussi poser des mots sur les lieux et ses « sœurs de condition : fragiles, incertains, négligeables ».

L’autrice nous offre un très beau texte engagé pour le vivant, pour les lieux qui nous habitent davantage que nous les habitons.

Une ode à la fragilité des êtres et des choses, au souci de leur préservation. En poésie.

Un texte servi par de magnifiques dessins de Virginie Billaudeau en couleur et noir et blanc. Ces paysages de sucs, ces simples – ces merveilles.

Les éditions du Chemin de fer nous livre un bien bel objet que l’on garde précieusement dans sa bibliothèque et qui donne envie de lire et relire, de contempler et recontempler. Encore et encore.

Louise Pommeret - La vie fragile
Louise Pommeret - La vie fragile
Louise Pommeret - La vie fragile

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Publié dans #Ecologie, #Roman

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Publié le 16 Avril 2025

Inès Léraud et Pierre Van Hove - Champs de bataille

Remembrement

Cette BD est le fruit d’une enquête de terrain de plusieurs années avec la collecte de témoignages oraux et de documents de la presse locale et nationale, dans les archives personnelles de témoins du remembrement et dans les archives départementales.

Le récit débute à Damgan, dans le Morbihan, en 1953, avec un suicide. À quarante kilomètres se trouve Fégréac qui est l’une des premières communes de l’ouest de la France à avoir été remembrée dans les années 50. C’est une commune située dans l’ancien département de la Loire-Inférieure (devenue Loire-Atlantique depuis), à seulement quelques kilomètres de Redon… une zone qui a connu cet hiver 2025 d’importantes inondations… Bientôt, les remembrements concernent toute la France.

Pourquoi cette volonté politique de remembrement étendue à toutes les campagnes françaises ? Pourquoi ce remembrement a-t-il été mené de façon si autoritaire après la Seconde Guerre mondiale ? Comment a-t-il déchiré la population rurale ? Quelles ont été les conséquences économiques, sociales et écologiques ? Ce sont à toutes ces questions qu’Inès Léraud et Pierre van Hove répondent.

Si le remembrement a eu des prémices dès la Première Guerre mondiale, c’est le gouvernement de Vichy qui a demandé une nouvelle loi plus autoritaire et expéditive en 1941. De Gaulle n’a fait que poursuivre cette politique agricole.

La BD permet également de voir le rôle de la FNSEA  et de ses déclinaisons départementales dans cette opération lucrative où les petits paysans sont spoliés au profit de plus puissants. Notons le poids également du plan Marshall d’après-guerre, du « père de l’Europe » Jean Monnet. Avec toujours cette même litanie : la quête de progrès. C’est ainsi que la France voit la naissance de son plus grand plan social : la réduction drastique des agriculteurs qu’on veut tourner vers l’industrie, là encore signe de progrès et de prospérité. Le tout est arrosé par une propagande médiatique poussée et des recours déboutés. C’est sans compter sur quelques affaires judiciaires pas reluisantes.

Mais, au-delà des aspects politiques, la BD soulève la fin d’une ère, d’une insouciance, d’une autosuffisance. Le travail est de plus en plus mécanisé, avec de plus en plus de pression : les agriculteurs s’endettent, vivent dans l’angoisse… se suicident. Les campagnes se divisent entre pro et anti remembrement.

Enfin, cette politique de remembrement est une catastrophe écologique. La destruction des haies ne permet plus d’éviter des inondations et le recours aux pesticides s’est multiplié, au moment même où Rachel Carson évoque les dangers dans son livre Printemps silencieux.

Cette BD est un ouvrage certes à charge mais pas pour rien. On trouve à la fin une partie archives avec des articles de presse, des photos, des chansons etc.

Inès Léraud et Pierre Van Hove - Champs de bataille
Inès Léraud et Pierre Van Hove - Champs de bataille
Inès Léraud et Pierre Van Hove - Champs de bataille

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Publié dans #Graphique, #Ecologie

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Publié le 7 Avril 2025

Richard Powers - Un jeu sans fin

Bientôt, tout le monde aurait richesses et pouvoir à ne plus savoir qu’en faire. C’était ça le but. La condition pour gagner au jeu. Il ne me vint jamais à l’esprit que ça pourrait être aussi la condition pour perdre

Play again.

Dans ce marasme géopolitique et écologique, nous avons la chance d’avoir un écrivain comme Richard Powers. La chance de le voir dérouler notre monde avec une acuité et lucidité rares.

Dans le sillage de L’Arbre-Monde et de Sidérations, Richard Powers continue de mêler la technologie à l’écologie.

Tout commence par une légende tahitienne de la création de Ta’aroa « qui a tout mis toutes choses en mouvement du fond de son œuf tournoyant » et tout se termine par des versets du Livre des Proverbes.

Deux œuvres qui évoquent la création, le commencement et la fin de tout. Mais Richard Powers l’évoque sous la forme d’un jeu. Car la vie est un jeu et c’est souvent par jeu que les découvertes se font.

Nous suivons plusieurs personnages au long cours et en alternance.

Nous avons tout d’abord l’histoire de Todd Keane et Rafi Young, deux amis du lycée, de milieux différents mais qui se retrouvent dans la quête des savoirs mais aussi dans la passion du jeu notamment du jeu de go. Ceux qui, comme moi, ont lu le Maniac de Benjamin Labatut, trouveront des similarités sur cet aspect du roman. Une partie de l’histoire des deux amis est évoquée par le Todd Keane de presque soixante ans, expert en IA, devenu milliardaire et atteint depuis peu de la démence à corps de Lewy.

Entre les deux hommes, une femme fait son apparition, Ina Aroita, une artiste qui s’installe quelques décennies plus tard sur l’île de Makatea, en Polynésie française. C’est sur cette île qu’une entreprise de « seasteding » financée par un consortium américain, projette de créer des villes flottantes modulaires autonomes dans les eaux internationales… pour échapper au contrôle des Etats. Ça ne vous rappelle pas une volonté politique actuelle ? Les habitants de l’île s’interrogent d’autant plus que l’île est une ancienne colonie minière de phosphate ravagée, polluée puis abandonnée par les popa’ā (les Blancs). Comment ne pas y voir du néocolonialisme ?

Enfin, en parallèle, un peu comme un fil rouge, nous suivons la vie d’Evelyne Beaulieu, une Canadienne devenue plongeuse très jeune et qui a consacré sa vie à l’exploitation des fonds marins, à leur découverte auprès du grand public. Elle a pu, au fil des décennies, voir les dégâts écologiques. Elle est un peu la vigie du roman et elle offre au lecteur de magnifiques pages sur la beauté des fonds marins : Richard Powers parvient à nous faire plonger avec elle.

Bien évidemment, cette structure, qui rappelle celle de L’Arbre-Monde, fait converger tous ces personnages au cœur de l’île de Makatea, cette ile oubliée du monde qui devient le centre névralgique des interrogations sur l’écologie, la politique, la technologie et même l’art.

Dans ce roman prolifique, complet, érudit tout en étant accessible, Richard Powers ne se contente pas de parler du jeu, il joue lui-même, très habilement, à la fois avec ses personnages mais aussi avec son lecteur. Ce qui est important dans ces histoires combinées qui montrent une forme de déshumanisation, c’est que Richard Powers, lui, n’oublie pas que l’humain est au centre de tout. C’est lui le joueur, le stratège et cela peut aussi bien le conduire à sa perte qu’à sa survie.

Traduit de l'anglais par Serge Chauvin.

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Publié dans #Roman, #Ecologie

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Publié le 19 Janvier 2025

Baptiste Morizot et Suzanne Husky - Rendre l'eau à la terre

Rendre l’eau à la terre, c’est aider la vie à aménager le monde pour la vie

Alliances 

Depuis 8 millions d’années, un animal agit sur les fleuves et les rivières, permettant d’hydrater les sols, d’éviter des crues trop importantes, de faire vivre toute une faune et flore : le castor.

Oui mais voilà, depuis le Moyen-Âge en Europe et depuis deux siècles en Amérique du Nord, il est chassé, tué car vu comme nuisible. L’homme aménage le territoire, déforeste, cultive et pour cela, il a besoin de drainer, de simplifier le réseau hydrologique des bassins versants pour assécher et augmenter la surface des zones cultivables et constructibles. Les rivières sont mutilées, réduites à être droites, délimitées. Or, la rivière, ce « n’est pas le trait bleu sur la carte », c’est plus vaste que cela. Une rivière en bonne santé est anabranche, c’est-à-dire qu’elle multiplie les chenaux secondaires et se déplace en eux.

L’homme a ainsi engendré une sécheresse structurelle qui s’accentue avec le changement climatique présent et à venir. Les résultats sont visibles avec les méga-feux mais aussi les crues dévastatrices amplifiés par cette gestion des eaux.

En éradiquant les castors, en laissant à des aménagistes, nous avons non seulement détruit les milieux mais également engendré un illettrisme face aux paysages de l’eau.

Et si le castor nous permettait de renouer avec les milieux, avec les autres vivants non-humains ?

C’est le pari de Baptiste Morizot et de Suzanne Husky dans ce livre aussi beau qu’intelligent.

Ne nous y trompons pas, ce livre « n’est pas un livre sur les castors. C’est un livre sur les liens entre l’eau et la vie, leurs relations intimes, invisibles et diffuses dans le temps profond de l’évolution. Et le castor est l’ambassadeur de ces liens, il les rend moins abstraits, il les incarne et leur donne vie. Il nous permet d’imaginer des alliances et d’agir ».

Penser l’animal comme une force écologique qui contribue à la régénération des milieux et l’atténuation des crises. Apprendre d’eux mais aussi rendre réel et sérieuse l’idée d’une alliance entre humains et non-humains. Réactiver ce qui peut permettre à la rivière de se regénérer elle-même pour se guérir, de façon autonome, en apprenant d’animaux comme le castor.

Dans cet ouvrage, l’objectif de basculer d’un paradigme des services écosystémiques (= les hommes tirent tout le bénéfice du milieu dans une idéologie capitaliste incompatible avec les forces vivantes et les milieux) à un paradigme des alliances inter-espèces. Les alliances intéressantes sont bien évidemment celles qui rassemblent les forces du vivant et permettent des usages de la terre soutenables avec des approches « low-tech » et « low carbon ». C’est restituer une diversité des forces qui créent de l’habitabilité.

Les textes de Baptiste Morizot sont, comme toujours, passionnants, très bien documentés et non exempts d’une forme de poésie. Les aquarelles de Suzanne Husky ne sont pas là uniquement pour illustrer le livre, elles permettent de raconter ce que le texte ne parvient pas parfois avec précision à rendre, à matérialiser concrètement. Elles ont ainsi leur propre narration.

Le point important de cet ouvrage, c’est que les auteurs ont eux-mêmes expérimenté sur le terrain ce qu’ils expliquent en théorie et avec des résultats assez rapides et impressionnants, donnant envie de contribuer à ces alliances. Baptiste Morizot déploie d’ailleurs l’arsenal nécessaire pour les mettre en place et les faire vivre, tout en étant conscient de la possible récupération politique par le monde extractiviste qui pourrait y voir un investissement à bas coût pour maximiser les performances agricoles.

Tout est bien pensé, bien expliqué, bien foutu. On aurait besoin de davantage de livres de ce genre, permettant de voir que le monde peut changer au moins au niveau local si on s’y met à plusieurs.

Baptiste Morizot et Suzanne Husky - Rendre l'eau à la terre

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Publié dans #Ecologie, #Essai

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