Publié le 31 Janvier 2025

Jeanne Benameur - Nous vous parlons d’amour

Mais qui sommes-nous
pour oser venir vous parler d’amour
dans ce monde ?
peut-être nous trouvez-vous bien présomptueux
ou naïfs
ou simplement bêtas
comme si l’intelligence devait servir
qu’à mesurer les failles
détailler le chaos
révéler la haine

Qu'est-ce qui pourrait sauver l'amour ?

Ce nouveau recueil de Jeanne Benameur est inspiré par sa rencontre avec des comédiens. De cette rencontre et d’autres événements, collectifs ou plus personnels, Jeanne Benameur donne à chaque personnage une voix, une singularité mais aussi ce qui fait d’eux des être universels. Car derrière ce monde insensé, nous partageons encore l’amour comme valeur universelle.

Une poésie où les frontières ne sont que des « pointillés rouges sur nos cartes de géographie » que l'on peut franchir sans problème car les mots sont comme des oiseaux, « ça n’a aucune importance / les frontières les routes », même s’il faut prendre garde car on peut tirer sur des oiseaux.

Une poésie pour les êtres qui n’ont pas la bonne langue, même s’ils la maitrisent car ils n’ont pas les bons papiers. Et puis même s’ils les ont, ça ne suffit pas. « Ni noir ni arabe », dit un homme à la poétesse. Les barrières de nouveau qui se dressent. Tenter de tout faire pour les briser. Se rappeler que nous avons la même origine, le ventre de nos mères. Poser des mots.

Poser des mots sur les corps immobiles et dignes mais dont le deuil fait ployer la nuque comme ploie celle des êtres en guerre, en souffrance. La nuque des êtres effrayés, désespérés par ce monde aussi sombre et haut qu’une montagne.

Poser des mots pour garder vivant, dans nos poitrines, les beautés du monde, ces choses minuscules et pourtant si grandes.

Poser des mots pour attraper « des moments de grâce / ceux où la peur s’évanouit / des moments de grâce pour nous tous / même dans les lieux les plus sordides ». Poser de l’amour.

Poser de l’amour, à travers des regards, des gestes, des mots. Les poser comme une audace dans un monde où « l’espoir s’amenuise tellement ».

L’audace de donner et d’écouter, de sentir.

Faire humanité…

… et malgré tout avancer…

Où est le sauveur ?

En nous !

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Publié dans #Poésie

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Publié le 27 Janvier 2025

Virginia Woolf - Flush

Une biographie qui a du chien 

C’est en lisant la chronique de Nicolemotspourmots que j’ai acheté ce livre qui a pourtant dormi plusieurs mois dans ma bibliothèque.

Le thème de ce mois de janvier pour le challenge « Les classiques c’est fantastique » était « les animaux, ces héros » ce qui m’a permis de le sortir et de le lire. Merci Moka Milla et Pages Versicolores !

Nouvelle assez méconnue, publiée en 1933, « Flush » est la biographie fictive du chien de la poétesse Elizabeth Barrett Browning. Pour autant, Virginia Woolf puise dans la correspondance entre la poétesse et Robert Browning pour structurer son récit.

Flush est un jeune épagneul cocker qui naît dans la campagne chez Miss Mitford. Cette dernière, pour remonter le moral de son amie Elizabeth Barrett, alitée dans sa chambre londonienne, décide de lui donner l’animal.

D’une vie en plein air à la campagne, Flush doit d’habituer à une vie recluse en ville et apprivoiser sa nouvelle maîtresse. Autant dire que sa vie est bouleversée.

Nous assistons à la naissance des liens entre Flush et sa maîtresse. Flush ne comprend pas vraiment le langage humain mais il a de l’instinct et finit par savoir comment se comporter même quand des choses l’énervent… ou des gens, comme le fameux Robert Browning dont Elizabeth tombe amoureuse.

Les années passent et réservent des surprises menant de Whitechapel à l’Italie.

Cette nouvelle, assez méconnue, est un petit bijou de finesse. Le récit est exquis, so british, so Virginia Woolf. L’humour est omniprésent et la satire a toute sa place. Parce que derrière l’histoire de Flush, c’est toute une critique de la société victorienne que livre l’autrice : les différences entre les humains et non-humains, entre les femmes et les hommes, entre les riches et les pauvres. C’est très habilement mené et avec parfois des accents shakespeariens.

Le plus bluffant est la façon dont Virginia Woolf réussit à rendre naturel le suivi de l’histoire à travers les yeux de Flush. Il ne comprend pas toujours ce que les humains font. Lui, il aime, inconditionnellement et finit même par s’émanciper quand les Browning s’installent en Italie. Emancipation qui va de pair avec celle de sa maîtresse, enfin libérée du joug de son père et d’une société victorienne qui meurt comme sa reine.

Traduit de l’anglais par Catherine Bernard.

Les classiques c'est fantastique - saison 5 - janvier 2025

Les classiques c'est fantastique - saison 5 - janvier 2025

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Publié le 23 Janvier 2025

Rita Mestokosho - Née de la pluie et de la terre

Il y a des matins
Où le silence captive toute la place de notre vie
Et là on a besoin d’entendre
Un son une musique le vent
On a besoin d’écouter l’autre
Soi-même…
L’hiver est un moment de réflexion
Où notre corps habite nos pensées.
Moi je garde le silence pour mieux entendre la vie

Chant du peuple innu

Ce recueil, bilingue français/innu-aimun en grande partie, est le fruit d’une rencontre entre Rita Mestokosho, poétesse innue et Patricia Lefebvre, photographe française qui a consacré toute une exposition sur son voyage chez les Innus. Nous avons donc affaire à un très bel objet où les mots et les photos se répondent, évoquent la beauté, la fragilité des vies humaines mais aussi du milieu dans lequel elles évoluent.

La poésie de Rita Mestokosho est une poésie qui communie avec la nature, qui raconte avec fierté et nostalgie les racines, les ancêtres. Une poésie simple mais remplie d’âme, fidèle aux valeurs innues.

Les photographie en noir et blanc de Patricia Lefebvre viennent sublimer les poèmes et délivrent une vraie authenticité, vérité sur le peuple.

L’intimité des mots, l’intimité des photos.

Une bien belle découverte que je vous recommande.

Photographies de Patricia Lefebvre.

Yvette Mollen pour la traduction vers l’innu-aimun

Rita Mestokosho - Née de la pluie et de la terre

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Publié dans #Photographie, #Roman

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Publié le 19 Janvier 2025

Baptiste Morizot et Suzanne Husky - Rendre l'eau à la terre

Rendre l’eau à la terre, c’est aider la vie à aménager le monde pour la vie

Alliances 

Depuis 8 millions d’années, un animal agit sur les fleuves et les rivières, permettant d’hydrater les sols, d’éviter des crues trop importantes, de faire vivre toute une faune et flore : le castor.

Oui mais voilà, depuis le Moyen-Âge en Europe et depuis deux siècles en Amérique du Nord, il est chassé, tué car vu comme nuisible. L’homme aménage le territoire, déforeste, cultive et pour cela, il a besoin de drainer, de simplifier le réseau hydrologique des bassins versants pour assécher et augmenter la surface des zones cultivables et constructibles. Les rivières sont mutilées, réduites à être droites, délimitées. Or, la rivière, ce « n’est pas le trait bleu sur la carte », c’est plus vaste que cela. Une rivière en bonne santé est anabranche, c’est-à-dire qu’elle multiplie les chenaux secondaires et se déplace en eux.

L’homme a ainsi engendré une sécheresse structurelle qui s’accentue avec le changement climatique présent et à venir. Les résultats sont visibles avec les méga-feux mais aussi les crues dévastatrices amplifiés par cette gestion des eaux.

En éradiquant les castors, en laissant à des aménagistes, nous avons non seulement détruit les milieux mais également engendré un illettrisme face aux paysages de l’eau.

Et si le castor nous permettait de renouer avec les milieux, avec les autres vivants non-humains ?

C’est le pari de Baptiste Morizot et de Suzanne Husky dans ce livre aussi beau qu’intelligent.

Ne nous y trompons pas, ce livre « n’est pas un livre sur les castors. C’est un livre sur les liens entre l’eau et la vie, leurs relations intimes, invisibles et diffuses dans le temps profond de l’évolution. Et le castor est l’ambassadeur de ces liens, il les rend moins abstraits, il les incarne et leur donne vie. Il nous permet d’imaginer des alliances et d’agir ».

Penser l’animal comme une force écologique qui contribue à la régénération des milieux et l’atténuation des crises. Apprendre d’eux mais aussi rendre réel et sérieuse l’idée d’une alliance entre humains et non-humains. Réactiver ce qui peut permettre à la rivière de se regénérer elle-même pour se guérir, de façon autonome, en apprenant d’animaux comme le castor.

Dans cet ouvrage, l’objectif de basculer d’un paradigme des services écosystémiques (= les hommes tirent tout le bénéfice du milieu dans une idéologie capitaliste incompatible avec les forces vivantes et les milieux) à un paradigme des alliances inter-espèces. Les alliances intéressantes sont bien évidemment celles qui rassemblent les forces du vivant et permettent des usages de la terre soutenables avec des approches « low-tech » et « low carbon ». C’est restituer une diversité des forces qui créent de l’habitabilité.

Les textes de Baptiste Morizot sont, comme toujours, passionnants, très bien documentés et non exempts d’une forme de poésie. Les aquarelles de Suzanne Husky ne sont pas là uniquement pour illustrer le livre, elles permettent de raconter ce que le texte ne parvient pas parfois avec précision à rendre, à matérialiser concrètement. Elles ont ainsi leur propre narration.

Le point important de cet ouvrage, c’est que les auteurs ont eux-mêmes expérimenté sur le terrain ce qu’ils expliquent en théorie et avec des résultats assez rapides et impressionnants, donnant envie de contribuer à ces alliances. Baptiste Morizot déploie d’ailleurs l’arsenal nécessaire pour les mettre en place et les faire vivre, tout en étant conscient de la possible récupération politique par le monde extractiviste qui pourrait y voir un investissement à bas coût pour maximiser les performances agricoles.

Tout est bien pensé, bien expliqué, bien foutu. On aurait besoin de davantage de livres de ce genre, permettant de voir que le monde peut changer au moins au niveau local si on s’y met à plusieurs.

Baptiste Morizot et Suzanne Husky - Rendre l'eau à la terre

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Publié dans #Ecologie, #Essai

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Publié le 16 Janvier 2025

Florence Saint-Roch - Cartographies

un degré après l’autre
tu tiédis tu chauffes tu brûles
sûrement on s’approche
mais de quoi

Cri de la Terre

« Le climat fait ses œuvres ».

C’est le premier vers de ce recueil et il évoque aussi bien les poèmes de Florence Saint Roch que les illustrations produites par Nicolas Blondel.

Les poèmes évoquent le temps qui passe et le temps qu’il fait et leurs conséquences sur notre Terre qui s’étrécit à cause des humains.

Les œuvres utilisent des pages de livres laissées libres dans un jardin, patinées par le temps qui passe et le temps qu’il fait avant d’être travaillées et encrées.

« Le climat fait ses œuvres ».

Il patine car nous l’avons altéré. Il altère tout et nous patinons, glissons sur une pente « à la déclivité sans concession ».

« Les prédictions infatigablement répètent / le même scénario » et pourtant « à la longue l’urgence se fatigue ». On a largué les amarres, on vogue sur des rapides sur lesquels nous n’avons pas de prises.

« Quand le monde s’étrécira

il faudra faire avec les vestiges les reliefs

les lettres rescapées sur un radeau ».

Ne restent que les mots pour crier, faire crier la Terre. Des mots déchirés, déchirants. Ancrés, encrés comme on peut.

« on n’a pas d’autres choix

que d’écrire l’histoire

jusqu’à son terme

chercher comment bien finir

guetter un ultime rebondissement

peut-être ».

Et si cet ultime rebondissement était d’« éloigner notre part nocturne », « inventer des géographies / qui ne seraient pas hantées » ?

À quand de nouveaux cartographes ?

Florence Saint-Roch - Cartographies
Florence Saint-Roch - Cartographies

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Publié dans #Poésie

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Publié le 12 Janvier 2025

Gabriella Zalapì - Ilaria

Errances

Mai 1980. Ilaria, huit ans, est récupérée à l’école par son père Fluvio : il a « les mains moites ». Elle ne le sait pas encore mais ce qui semblait être une simple promenade avant de retrouver sa mère et sa sœur se transforme en cavale de deux ans.

Les parents d’Ilaria sont séparés, la mère vit avec ses filles en Suisse et le père, sans emploi, vit à Turin. Dans l’espoir stupide de récupérer sa femme et/ou dans une volonté délibérée de lui faire du mal, Fluvio entraîne la petite dans une spirale dans laquelle il s’empêtre.

Ce très court roman est raconté à hauteur d’enfant ce qui est assez rare. On ressent tout ce qui traverse Ilaria à chaque étape de cette cavale. La gamine ne comprend pas au départ ce qui lui arrive. Elle subit sans trop broncher les événements. Puis, vient le temps où émergent des sentiments ambivalents entre l’amour qu’elle porte à son père et l’anormalité de la situation. Elle se retrouve ainsi dans un conflit de loyauté difficile à surmonter mais, ce que cette expérience lui apprend, c’est une forme de désobéissance au fur et à mesure que la confiance au père se fissure. Ilaria va progressivement refuser d’être le jouet entre ses parents, une spectatrice de la situation. C’est presque comme si elle devenait l’adulte face au père au comportement aussi destructeur que puéril.

Pour autant, l’autrice se garde bien de juger frontalement ses personnages et la situation entre les parents, même si des éléments nous permettent de saisir le contexte de cette fuite. Le sujet du roman n’est pas là mais vraiment dans ce que cette situation inédite, extraordinaire, fait naître chez la petite fille qui semble n’avoir véritablement de soutien qu’auprès de sa peluche Birillo et de personnes étrangères.

Le temps qui passe se manifeste par les flashs infos de l’autoradio et c’est là qu’on découvre l’autre aspect intéressant du roman : le parallèle entre le situation compliquée d’Ilaria et la situation explosive de l’Italie. Le pays connaît ses dernières années de plomb avec de nombreux homicides et attentats terroristes. L’instabilité du père rejoint l’instabilité politique avec beaucoup de finesse.

Ainsi, comment se construit-on dans un monde en chaos ? Comment d’affirmer, grandir sans être au cœur d’un conflit ?

J’ai beaucoup aimé ce roman à la sincérité touchante. La complexité de la situation et l’errance aussi bien réelle qu’émotionnelle sont très bien rendues. Sans doute est-ce aussi parce que l’autrice a vécu une situation proche de cette d’Ilaria que ce roman fait mouche.

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Publié dans #Roman

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Publié le 9 Janvier 2025

Roxana Hashemi - L'anniversaire de toutes les choses

Je regardais les choses immobiles
elles se couraient après
dans le désordre
[…]
on aurait dit
une fête
un anniversaire

Une poésie qui se vit comme une expérience.

Une poésie qu’on ne peut donc pas vraiment décrire, expliquer.

Une poésie à l’écriture simple et pourtant d’une grande profondeur, avec plusieurs couches.

Une poésie qui mérite le voyage dans le temps et la matière.

Une poésie comme « un mouvement général », composé de « choses immobiles ».

Une poésie comme un kaléidoscope : des poèmes-fragments colorés qui, en bougeant sous la lumière, produisent d’infinies combinaisons d’images. L’effet est renforcé par de multiples répétitions pour bien saisir les différents angles, pour cadencer la lecture.

Une poésie « carte de la vie » où le corps, souvent lui aussi fragmenté, donne justement du corps au texte, au mouvement général.

Une poésie de la dissection, comme si la poétesse regardait de l’extérieur, de façon détachée tout en étant au cœur des choses, des sensations, des impressions.

Une poésie du double, du temps, du chaos, du fracas.

Une poésie de l’évidence : celle de l’étrangeté de l’être, de la vie.

Une poésie comme « des ballons colorés […] immobiles dans les airs » pour reprendre la citation d’« Orlando » de Woolf, en exergue du recueil.

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Publié dans #Poésie

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Publié le 5 Janvier 2025

Anne Hébert - Kamouraska

Les fantômes du passé 

Une nuit, alors qu’elle veille son second mari qui vit ses derniers instants, Elisabeth se remémore les événements qui ont conduit au meurtre de son premier mari, Antoine Tassy, seigneur de Kamouraska. Elisabeth a connu avec lui les violences, l’infidélité et les grossesses à répétition. Alors qu’elle s’est enfuie chez sa mère et ses tantes, elle rencontre le docteur George Nelson qui la soigne puis devient son amant. Très rapidement, le couple ne voit que l’assassinat d’Antoine pour vivre pleinement leur amour…

Ce roman publié en 1970 en France, par une autrice québécoise déjà confirmée, est étonnant pour plusieurs raisons.

Tout d’abord, on sait dès le premier chapitre tous les événements qui nous sont racontés dans le détail tout le long du roman.

Mais, surtout, nous avons affaire à un récit fragmenté, raconté par bribes, au fil des souvenirs d’Elisabeth dans une nuit où le réel et le rêve se mêlent au point que nous ne savons pas si nous avons affaire à une forme de folie ou pas.

La narration est complexe, fiévreuse et changeante, liée au flux de conscience de la narratrice, à la cohabitation de plusieurs temporalités, de plusieurs voix, de plusieurs discours dont une abondance de discours indirect libre. Malgré la complexité, le lecteur suit plutôt bien ce récit qui se fait plus linéaire au fur et à mesure que les souvenirs se précisent et que l’issue fatale approche.

Toutes les émotions d’Elisabeth passent dans le moulinet de sa mémoire donnant un caractère viscéral aux propos.

L’histoire d’Elisabeth ne doit pas faire oublier que le roman se déroule en 1839, juste après la révolte des Patriotes, conflit politique entre les autorités coloniales britanniques et la majorité de la population du Bas-Canada. De même, Anne Hébert voit son livre être publié à peine quelques semaines avant la crise d’Octobre qui vient cristalliser la situation politique et sociale du Québec de l’époque : remise en cause des privilèges des anglophones, révolte contre le clergé catholique.

Ce contexte politique et l’histoire d’Elisabeth montre le poids du passé conservateur, traditionnaliste et la difficulté de rompre avec lui, de rompre avec des situations qui emprisonnent.

Ce roman est un véritable travail d’orfèvre que je conseille à tous, c’est un très grand classique de la littérature québécoise.

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Publié dans #Roman

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